Un art écologique ? 4/5
Publié le 08.07.20 — Par Arnaud Idelon
La création contemporaine en lien avec les futurs écologiques a quitté ces dernières années les marges subversives de l’artivisme pour prendre d’assaut les cimaises d’institutions de renom. Signe que les temps changent ? Quatrième article d’une série conçue en écho au projet Station Flottante.
Écouter le monde
Au nombre de ces postures nouvelles de l’artiste, la prise de conscience des effets de l’activité humaine sur le monde, en un mot l’anthropocène. A la suite de théoriciens comme Emanuele Coccia (La Vie des Plantes), Jean-Christophe Bailly (Le Parti-Pris des Animaux), Baptiste Morizot (Sur la piste animale) ou Bruno Latour , nombreux sont les artistes à imaginer un nouvel ordre mondial, à l’écoute du non-humain, à inventer un nouveau Parlement des Choses mettant en question l’anthropocentrisme des siècles précédents, pour repenser en profondeur les relations entre l’homme et le vivant. “L’humanité n’est plus au centre de la question, c’est ça le grand changement. Dans notre travail, nous envisageons sur un même niveau tous les êtres de notre environnement (architectures, minéraux, végétaux, humains, animaux, objets…) et nous nous proposons de leur donner une attention égale” formulent ainsi les plasticiens Ouazzani Carrier qui, dans leur récent projet Impressions Météo, se mettent en quête des traces de catastrophes naturelles fictives, conséquences de l’usage irraisonné des ressources par l’homme, parmi les murs d’une architecture sur dalle de la métropole parisienne. On trouve un écho certain à leur pratique dans le solo show de l’artiste Vincent Voillat à la Galerie Eric Mouchet à l’automne 2019. Prénommée “L’Hiver n’aura pas lieu cette année”, l’exposition invitait le spectateur à se confronter à la fiction d’un “lithocène”, un âge où seuls les minéraux seraient présents sur terre, témoins d’un âge révolu et de la disparition de l’humain. On y croise des pierres tunées, des empreintes, des bijoux et ornements témoins de la vanité d’une espèce humaine occupée durant des siècles à se rendre maître de la nature et dont seules les pierres ont la mémoire. “Toute l’exposition joue de ce trouble, le regard se perd et le spectateur ne peut jamais tout à fait savoir ce qu’il regarde. Cela provoque très rapidement un décentrement et une projection très directe sur ces matériaux, voir même un sentiment qui s’approcherait d’une forme d’empathie. A défaut d’être véritablement les témoins de l’histoire, les pierres sont ici les réceptacles de récits extrêmement diversifiés, emplies de « charges » et d’émotions. Il est ici question de « non-anthropocentrisme », de l’imaginaire de la suite de notre cohabitation avec le minéral car de toute évidence les cailloux eux nous survivront.”
Le parlement des choses qui parlent et bruissent (si on les écoute)
Dans ce paradigme de décentrement, Guillaume Logé formule le concept de concordanse comme nouvelle relation au monde, au vivant et au minéral, basé sur l’écoute de ce qui nous environne : “Le but qui anime l’ensemble de ce processus, est celui d’une concordanse : une recherche de concorde que l’on rapproche de l’esprit d’une danse (ne pas imposer, mais s’adapter à son partenaire, toujours, dans la réalisation et la poursuite d’une chorégraphie de vie)”. Aussi, dans la lignée de victoires récentes d’activistes écologiques, comme l’action de Dark Sky Movement qui incite l’ONU à reconnaître le ciel étoilé “patrimoine commun de l’humanité” ou de la reconnaissance d’une personnalité juridique aux fleuves (comme dernièrement en Inde et en Nouvelle Zélande), le poète, écrivain et juriste Camille De Toledo réfléchit, avec élus et ingénieurs à doter la Loire de statuts juridiques, pour donner la voix à sa faune et sa flore, et notamment lui permettre de s’élever contre la pollution de son patrimoine naturel. Entre fiction performative et itération juridique, le Parlement de la Loire initié par le POLAU, inspiré du Parlement des Choses de Bruno Latour, pousse très loin la prospective de nouvelles manières d’être au monde. “La terre se fait entendre, le parlement des vivants demande aujourd’hui à être élargi. Elargi à d’autres voix, d’autres intelligences, d’autres façons de s’y prendre pour vivre (…) l’élargissement radical des formes de vie à considérer et des ententes à construire, voilà le point vif. Et voilà le site où construire des cabanes – car pour imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé, il faut avant tout recréer les conditions d’une perception élargie” écrit ainsi Marielle Macé dans Nos Cabanes. L’art écologique est ainsi avant tout un art situé, dans la lignée de ce que Donna Harraway décrit dans son Manifeste du Cyborg comme une action intellectuelle intégrant la conscience de l’endroit d’où elle énonce des savoirs, et donc des biais culturels et des rapports de domination qu’elle intègre, un art en pleine conscience de son devoir de décentrement, et de sa responsabilité à inventer les modalités d’écoute et d’attention au monde, pour traduire ce qu’il crie en silence. “Ce n’est pas seulement que les choses du monde se soient tues, qu’elles se taisent et fassent entendre qu’elles se taisent, c’est aussi qu’on écoute pas très bien” suggère Marielle Macé. Formule que semble avoir pris au pied de la lettre l’artiste Shun Owada avec l’installation unearth/Paleo Pacific présentée au 104 dans le cadre de la Biennale NEMO avec l’exposition “Jusqu’ici tout va bien” : dans une salle, des roches calcaires s’érodent doucement au passage d’un liquide non identifié (pluie acide, glyphosate ?) sous une batterie de micros braqués sur elles, destinés à se faire l’écho de leurs manifestations potentielles. Car c’est sans doute de cela qu’il s’agit, selon Marielle Macé, lorsque l’on évoque un art écologique : “ménager plutôt qu’aménager. Jardiner les possibles, prendre soin de ce qui se tente, partir de ce qui est, en faire cas, le soutenir, l’élargir, le laisser partir, le laisser rêver”. Pour entendre, ces “aujourd’hui qui bruissent” qu’appelle Alain Damasio à préférer aux “lendemains qui chantent”.