Technologies, féminisme et exorcismes : les plaies d’Oxytocine
Publié le 21.04.21 — Par Laura Guillemin
Julia Maura est une vidéaste et réalisatrice queer et féministe. En résidence à la Station, elle travaille aussi sur plusieurs projets en lien avec le territoire dans lequel elle évolue. Dans le cadre d’un entretien style confidences pour un confinement, l’artiste et la boulimique de travail présente au grand jour son projet musical mais pas que, Oxytocine.
Par Laura Guillemin
Comment as-tu choisi ton nom de scène ?
Au début je voulais un truc méchant. C’était « Vorace Vorace » jusqu’à il y a peu. Mais je trouvais ça trop lourd. Puis au cours d’une discussion avec des potes ils ont mentionné l’ocytocine. Il y a plusieurs choses qui m’ont plu dans cette idée. C’est une hormone qu’on associe aux femmes mais qui appuie aussi le fait que le genre est une construction hormonale et donc synthétisable. Je décrivais déjà mon avatar hyperactif comme une espèce « en perpétuelle gestation » et c’est l’hormone qu’on utilise pour déclencher l’accouchement, mais aussi celle qui est synthétisée par les deux sexes au moment de l’orgasme, donc ça faisait sens. La question de l’extase, de la délivrance, j’y vois quelque chose d’assez spirituel : la sexualité, la naissance, l’attachement mais en même temps qui a aussi un côté très technologique avec les hormones qui sont des concepts assez modernes. Ça mêle bien les préoccupations qui ressortent dans mes textes et clips : le genre, la sexualité, le divin, les sciences et technologies. Globalement c’est aussi l’hormone de l’attachement, du lien social, qui inhibe les peurs et qui donne du coup le courage de se confronter, d’aller vers l’autre. Mes textes sont souvent sombres donc j’aime bien le fait que ce nom soit associé à des choses positives. Finalement c’est un peu un remède, un philtre utopique.
À la station on te connait déjà en tant que vidéaste, quel est ton rapport avec le rap ?
J’écris depuis que je suis petite, des poèmes et des chansons. A l’époque des trucs déjà un peu obscènes qui faisaient criser ma mère. Le rap a été le premier genre musical que j’ai écouté. En primaire on m’avait offert les CD d’Eminem et de NTM pour mon anniversaire. Ça m’a beaucoup marquée. J’étais une enfant « perturbée » et j’accrochais pas trop avec la musique « pop » qu’on réserve aux « petites filles », ça matchait pas du tout avec ce qui se passait dans ma tête. Dans le rap j’aime l’aspect « fleuve » du texte, la force, le fait qu’il est possible d’y exprimer de la violence. J’aime aussi l’aspect politique, le fait que les textes décrivent des réalités sociales, c’est ce qui m’avait plu dans les sons de IAM ou de Sniper à l’époque. Dans le rap il y a un peu cet aspect de « prendre la parole » sans vraiment la demander ce qui fait sens pour les meufs et les queers, qui sont aussi des minorités politiques dont la parole est étouffée et dévalorisée dans l’espace social. Ce rapport au texte dans le rap où on se permet d’être plus frontal, d’être plus débordant.e aussi, avec la possibilité de débiter, c’est un exutoire puissant. Ça permet de parler avec la tête quand on écrit et de rapper avec les tripes. J’aime beaucoup l’impro aussi, j’ai commencé comme ça avec des potes qui font du rap. Je trouve ça hyper intéressant de voir ce qui sort de soi alors que l’on a pas le temps de réfléchir, c’est une manière particulière de se raconter. Dans mon projet musical il y a du rap mais aussi des choses plus pop comme des balades. Je ne me limite pas vraiment à un style.
Tu réalises tes clips et tes visuels, comment expliquer cette frénésie de travail ?
À la base je suis plutôt vidéaste/réalisatrice, donc dès que j’ai commencé à m’enregistrer j’ai tout de suite voulu clipper toutes mes tracks. Je bosse souvent seule sur mes clips parce que j’ai ce truc un peu compulsif de créer. J’ai besoin que ça aille vite, pour pouvoir continuer à faire des choses nouvelles mais aussi parce que c’est une manière de faire sans argent, sans organisation et surtout sans hiérarchie. C’est aussi politique que de faire que des clips à zéro budget, avec zéro équipe et zéro empreinte carbone. Aussi, quand on est une « femme » et/ou que l’on appartient à une minorité, on a plus souvent ce syndrome de l’imposteur qui fait qu’on se sent moins légitime à développer un projet perso et encore moins à demander de l’aide pour le développer. On nous a appris qu’il ne fallait pas trop déranger. Ça a majoritairement des inconvénients mais ça nous pousse parfois à faire sans et à être plus imaginatif.ves. Moi je suis toujours à ma disposition alors je peux poser la caméra quelque part et me mettre en scène. Le clip de « Et Dieu créa le Diable » a été tourné dans ma salle de bain avec la caméra posée sur un trépied. Je fais aussi pas mal de trucs avec des images trouvées sur internet, avec des logiciels qui font parties de nos paysages visuels aujourd’hui. Je ne pense pas que ce soit nécessaire de produire plus, même en termes d’images, on en est déjà noyé.e.s. C’est d’ailleurs le sujet de ma track « Ma Parcelle Pixellaire ». Je n’essaie pas vraiment de m’en tenir à une seule esthétique non plus. Je pense vraiment le clip par rapport au texte, à ce qu’il pourrait ajouter au récit. Parfois c’est des délires esthétiques, à d’autre moment c’est vraiment un concept, ce qui se rapproche du documentaire comme pour « La Rue ». Le clip a été réalisé sur GoogleMap. Il cherche à questionner notre rapport à l’image, au voyeurisme. Parfois l’idée du clip vient avant le texte. Je définis mon projet comme un ensemble audiovisible. Le canal principal de diffusion est Youtube et mes concerts sont toujours accompagnés de projections.
Tu mets beaucoup de références au corps, à la sexualité et à la religion dans « Et dieu créa le diable », est-ce que ce projet n’est pas un moyen d’exorciser tes peurs ?
L’écriture est très libératrice pour moi. Je fais aussi des films et je suis parfois frustrée par la lenteur du processus. Ce qui me fait accrocher à la musique c’est l’aspect impulsif de la création. J’aime que ça sorte vite afin de pouvoir garder mon élan créatif. Ce qui m’intéresse c’est l’expression brute, je suis loin de chercher à faire du parfait. C’est important que l’art reste authentique même s’il y a encore des défauts techniques. Donc oui c’est un peu une manière de canaliser mes émotions, de les mobiliser dans un son, un clip, le lâcher puis passer à autre chose, quitte à ce que ce soit trop « intense ». Je suis toujours dans des délires assez sombres, j’ai du mal à faire autre chose au niveau du texte.
Quand je parle d’exorcisme au sujet de « Et Dieu créa le Diable » c’est lié à l’idée de libérer toutes ces pulsions que l’on diabolise chez la femme alors qu’elles sont acceptées chez l’homme : dire des obscénités, se mettre en colère, être autoritaire. On m’appelait « l’exorciste » à l’école parce que j’étais trop « caractérielle » donc pour moi cette track c’est presque un coming-out, c’est une manière de revendiquer tout ce que tu dois ravaler et garder au travers de la gorge. Dans ce sens, le féminisme m’a aidé à assumer toutes les parties de moi-même, de prendre ma place. C’est aussi un peu le retournement, comme dans l’utilisation des termes pédés / gouine / queer dans la communauté LGBT, comme la figure de la sorcière qui revient depuis quelques années. Les femmes ont été diabolisées tout au long de l’Histoire, donc se réapproprier la figure du Diable c’est en faire une puissance et tourner à la dérision les stigmates qu’on nous a transmis par la mythologie c’est une manière de les exorciser eux aussi. Ces questions autour du corps et de la sexualité sont aussi liées à beaucoup de lectures et étaient déjà présentes dans le court-métrage « Galatée à l’infini » que j’ai écrit en 2017. Ces questions sont très présentes dans les pensées et luttes féministes et queer et j’ai pu aussi les approfondir pendant mon parcours en Genre, Politique et Sexualité à l’EHESS (NDLR : école supérieure des sciences sociales). L’exprimer à travers la musique c’est aussi un moyen de donner une forme sensible à des questions politiques et sociales. Du coup j’avale pas mal de lectures théoriques/littéraires/militantes qui se mélangent avec mes sensations plus intimes. Je recrache ensuite ces analyses à travers le son et l’image.
En parlant de légitimité, je t’ai vu performer au Zorba face à un public en non-mixité, comment appréhendes-tu les critiques venant des hommes ?
Je m’en préoccupe moins depuis que je suis féministe, j’imagine que certains de mes potes mecs ont du bien rigoler en regardant le clip de « Et Dieu créa le Diable », parce que finalement je m’expose beaucoup, bien qu’il y ait un fond d’auto-dérision. Ca ne m’importe plus vraiment d’être validée par eux. Pour moi c’est aussi libérateur de jouer de cette figure de la meuf qui ne sait pas trop où se mettre, d’écrire depuis « les exclues du marché à la bonne meuf » comme dit Despentes. Une fois que t’assumes d’être là, que tu arrêtes de chercher leur validation, que t’en fais une force revendiquée, t’es beaucoup plus libre.
Sortir du regard masculin, du male gaze, c’est un enjeu très important. Ne plus attendre d’être regardé.e par eux, pour ne plus s’adapter à leur attentes. Exister en dehors. Et du coup proposer d’autres incarnations de nos identités. Cela peut passer par la mise en scène, pouvoir rendre « drôle » un corps de femme nu par exemple, plutôt que de le sexualiser. Ce que je cherche à faire dans certains clips c’est d’avoir recours à l’auto-dérision, au ridicule. C’est prendre des risques finalement. On a des choses spécifiques à dire en tant que femmes et/ou queers, et c’est difficile d’exprimer nos expériences particulières si en parallèle on anticipe de ce que les mecs cis vont en penser. Pour s’en affranchir ça aide énormément de trouver des liens de solidarité avec celleux qui sont prêt.e.s à accepter et à soutenir ce discours, qui partagent nos expériences. Je dois beaucoup aux mouvements queer et féministes sans lesquels je n’oserai sûrement pas être ce que je suis et qui ont aussi été les premiers à me faire confiance. Les premier.e.s qui m’ont donné l’occasion de jouer, alors que je venais à peine de commencer sont Comme Nous Brûlons et Friction-Magazine (l’année dernière sous le nom de Vorace Vorace). Il y a aussi des mecs cis qui m’ont beaucoup aidé et conseillé et finalement je collabore beaucoup plus avec des hommes pour le moment. Ils sont beaucoup plus nombreux ou plus visibles à faire des prods, à mixer mais j’aimerais beaucoup rencontrer des meufs et/ou queers beat-makeur.euses.
En tant que vidéaste quel est ton avis sur l’esthétisme du rap actuel ?
Les clips de rap ont toujours véhiculé des images très forte sur la culture des quartiers populaires. Dans les clips de Niska notamment il y a des images très fortes en terme de rapport entre les classes. Dans « W.L.G » par exemple, il fait venir le golf, caractéristique de la classe bourgeoise en banlieue. Il prend des risques et je trouve ça hyper fort. De mon côté je ne m’inscrit pas du tout dans cette « esthétique rap ». J’adore les flows de Zola ou OBOY par exemple mais je suis consciente d’être une femme blanche et même si je rap je n’essaie pas de m’approprier quelque chose qui n’est pas à moi. Après il y a différents moves, les esthétiques sont multiples depuis que le hip-hop s’est largement « popularisé ». Certain.e.s conservent des esthétiques très « ghetto » mais il y a pas mal de clips avec des esthétiques futuristes/oniriques/SF, ceux de Laylow par exemple. Les deux sont parfois mêlées comme chez PNL. L’esthétique avec laquelle j’accroche le plus c’est les choses un peu bizarres, dérangeantes. Les russes de IC3 PEAK sont hyper fort.e.s là-dessus. Je peux aussi te citer SlowThai qui a une esthétique très inquiétante, qui ressemble un peu à celle d’Eminem à ses débuts, qui jouait beaucoup sur la limite de la folie.
Tu évoques Eminem qui t’as ouvert au rap, est ce qu’il y a des artistes moins genrés qui t’inspirent ?
Avant j’avais principalement des modèles masculins, dans la musique comme dans le reste de ma vie. Je ne sais pas si c’est le fait d’être devenue féministe ou si aujourd’hui les modèles de femmes fortes et indisciplinées sont plus visibles, mais ça a changé. Sur l’aspect musical je dirai que mes influences principales se situent entre Sexy Sushi, Coco Rosie et le duo IC3 PEAK qui fait de la witch-house-hip-hop complètement trippée. Après côté rap j’aime beaucoup La Goony Chonga mais aussi BbyMutha, qui affirme sa situation de mère célibataire avec un flow de dingue. Je suis hyper admirative des personnes qui prennent des risques, comme Linn Da Quebrada, qui se positionne très fortement politiquement. Musicalement j’accroche beaucoup avec Lous and The Yakusa, IAMDDB, Biig Piig. Niveau texte je suis plutôt inspirée par CASEY pour la puissance de ses textes, mais aussi Sexy Sushi que j’ai déjà cité, qui mêle humour et réflexion sur le monde comme j’essaie de le faire aussi. Même si mon féminisme tente de m’en distancier parfois, j’aime beaucoup la plume de DAMSO. Ses textes sont très profonds et obscures, presque fatalistes. Il apporte un regard très brut sur le monde social et je suis admirative du fait qu’il arrive à faire de la musique si « grand public » avec autant de complexité et de noirceur dans ses textes. J’écoute aussi des choses plus posées, comme Dean Blunt ou The Caretaker.
Quels sont tes prochains projets ?
En ce moment j’ai une chronique nommée « Les Dix Plaies d’Oxytocine » sur Friction-Magazine, j’y sors une track accompagnée d’un clip par semaine. Je sortirai peut-être un EP et/ou un moyen-métrage avec tout ça par la suite. C’est beaucoup de travail mais ça me permet de sortir tous ces textes dont certains datent un peu. J’ai déjà envie d’explorer d’autres voies. J’ai commencé à composer il y a peu et j’aimerais bien approfondir dans ce sens, aller vers une identité musicale forte et plus expérimentale en travaillant musique et texte en parallèle. J’ai aussi des projets de documentation et d’intervention artistiques en milieux scolaires avec le Collectif MU. Je travaille également sur un film en ce moment, je documente le mouvement de graffeuses « Douceur Extrême ». Je ne sais pas encore sur quoi ça aboutira mais l’idée est toujours de valoriser une image de meufs et de minorités de genre qui vont au contact, qui occupent l’espace et se soustraient de l’autorité.