Daniel Rotsztain, un géographe à la dérive
Publié le 17.09.19 — Par Léa Vezzosi
D’ici le mois d’octobre 2019, l’artiste canadien Daniel Rotsztain débutera sa résidence au Garage MU pour y développer Beyond The Périphérique : Mapping Paris’ Banlieue, un vaste projet de cartographie des lieux DIY de la banlieue parisienne
Pour sa résidence de création au Garage MU, l’artiste, écrivain et géographe torontois Daniel Rotsztain se focalisera sur la banlieue parisienne et ses lieux créatifs, au-delà du périphérique et surtout des rues pavées, soignées et bien gardées du centre touristique. A ce centre, rêvé par le cinéma et la littérature, préfabriqué maintenant pour Instagram, Daniel Rotsztain lui préfère ce qu’il nomme les “non-places”. Des “non-lieux” excentrés du récit qui se trame dans les grands centres-villes et que l’on ne visite pas, ou à la hâte.
Un premier compte-rendu du travail de Daniel Rotsztain est à consulter DIY in Paris Report !
Les travaux artistiques de Daniel Rotsztain se situent au croisement de la géographie, de l’errance et de la dérive théorisée par Guy Debord – saint patron de l’Internationale Situationniste. La Dérive, dans les mots de Debord, conduit le promeneur à musarder sans but aucun dans la ville, à se laisser aller aux sollicitations de l’espace, celles auxquelles on ne cède jamais pour se réapproprier et réenchanter l’espace urbain par l’imaginaire contre un urbanisme fonctionnaliste austère. A partir de ses dérives dans les villes, l’artiste-géographe propose des visites thématiques à pied ou à vélo, et réalise des cartes. Il a ainsi réalisé une carte de Levittown – l’une des premières banlieues pavillonnaires des Etats-Unis dans la banlieue de Los Angeles, symbole du rêve américain et de l’accès à la propriété privée, ou encore une représentation cartographiée des gated communities (les quartiers résidentiels fermés et protégés) de Floride. A chaque projet, il révèle les instants et les géographies dissimulés dans la ville. Sans carte géographique délimitée et normée, il espère ainsi se saisir d’ambiances qu’il n’avait pu imaginer et surtout découvrir des lieux insoupçonnés.
A Paris, il déambulera d’un bout à l’autre des lignes de métro en quête d’une représentation des lieux alternatifs de la ville. Discussion avec Daniel sur sa résidence parisienne, son approche de la ville et sa mise en récit par la cartographie.
En quoi consiste cette résidence au Garage Mu ?
Pour cette résidence avec le Collectif MU, on m’a demandé de réaliser une carte des lieux alternatifs et DIY de Paris. Il n’existe pas de définition officielle de “DIY” alors je demande aux gens de me donner leur propre définition et des informations quant aux lieux à visiter.
En tant que géographe et artiste, les cartes sont pour moi un outil efficace pour visualiser et communiquer ce qu’il se passe sur le moment, dans l’espace, comprendre le déroulé du présent. Nous vivons le monde subjectivement, à l’opposé des plans proposés par Google Maps. Mes cartes ne sont ni objectives ni “à l’échelle”, je cherche avant tout à rendre compte des expériences collectives. Je n’ai pas beaucoup de temps pour réaliser cette carte, alors il s’agira simplement d’un croquis – élaboré selon un procédé bien défini – dans lequel je tenterai de soulever des interrogations plutôt que d’y répondre. Le résultat invitera les spectateurs à établir des connexions entre les différents lieux, les penser en termes d’expériences empiriques, politiques et géographiques. Ils seront amenés à le compléter par leurs savoirs et leur vécu avec ces lieux. A Toronto, je me suis essentiellement focalisé sur des réseaux établis, par exemple les bibliothèques de la ville que j’ai recensées dans un ouvrage. Ici je découvre de nouveaux maillages. Pour le moment, j’ai visité le Collective - un café culturel d’Aubervilliers, le DOC, le Cirque Électrique et le Shakirail.
Est-ce que c’est la première fois que tu viens en France ?
J’ai des cousins en France et on avait organisé une grande réunion de famille en 2009. Je suis retourné seul à Paris en 2011 pour parcourir la ville et suis resté avec des cousins qui habitent à Montreuil. C’est la troisième fois que je viens ici, et ce sera mon plus long séjour à Paris. Je suis un novice ici, je ne connais pas grand chose à l’alternatif parisien… la cartographie de ces lieux reste un défi pour moi. La plupart des salles alternatives et des espaces DIY ont été pensés et réalisés par et pour des communautés qui les habitent et les font vivre. Je ne vais pas proposer un panel exhaustif, tout dépendra des gens que je rencontrerai et des lieux que je trouverai. Le croquis final retranscrira mon identité et ma relation avec ces lieux, il n’aura pas valeur d’autorité mais plutôt d’observation subjective.
Pourquoi as-tu choisi Paris ? Qu’est-ce qui t’as attiré dans cette ville ?
Ces dernières années, je me suis pas mal intéressé aux banlieues et celles de Paris sont particulièrement intéressantes. Ici les “murs de la ville” sont matérialisés par le périphérique, ils sont francs et créent une délimitation nette. La séparation entre la ville et la banlieue ne pouvait pas être plus limpide. En Amérique du nord, la démarcation n’est jamais aussi catégorique, l’image de la banlieue est totalement différente, là-bas on a surtout en tête des maisons individuelles clôturées par des barrières blanches et un nombre incalculable de voitures (une réalité quelque peu fantasmée / en évolution permanente). En France, la banlieue a toujours renvoyé à un imaginaire différent, elle a l’air tellement dense, cosmopolite, étonnante.
Le coût de la vie élevé dans le centre a tendance à faire fuir la création contemporaine, et la banlieue reste toujours moins chère. Au cours de mes dernières visites, je me demandais où se situait le Paris créatif d’aujourd’hui et l’on dirait bien que la réponse est à chercher du côté de la banlieue, ou à proximité. La banlieue parisienne est aussi connue pour ses troubles, ses problèmes sociaux , je voulais le constater par moi-même parce que bien souvent les médias ont tendance à détourner la vérité.
J’ai beaucoup entendu parler du “Grand Paris”, alors forcément en tant qu’urbaniste et architecte paysagiste, ça m’intéresse. J’aime observer les points de tension et de rapprochement entre la ville et sa banlieue, voir si les mobilités des communautés artistiques à destination de la banlieue ne provoquent pas le délogement des habitants actuels. Je me demande aussi s’il existe des stratégies pour favoriser la création artistique, pour trouver des loyers à des prix intéressants – sans provoquer brusquement une gentrification.
Penses-tu qu’il existe des similarités entre Paris et Toronto ?
Le centre de Toronto, à l’inverse des autres grandes villes américaines, a toujours été prospère. La ville connaît depuis quelque temps une européanisation de sa géographie, les richesses et les services se concentrant surtout dans le centre tandis que la banlieue – où les arrêts de métro sont rares et les services sociaux relativement absents – attire de nouveaux habitants avec ses loyers attractifs. Toronto revendique sa diversité mais c’est à contraster : le centre est presque exclusivement blanc. On retrouve un certain cosmopolitisme dans la banlieue proche (qui fait encore partie de Toronto) et la banlieue excentrée (juste au-delà, dans les villes environnantes). Dans l’ensemble, on a encore l’impression que les banlieues sont délaissées, que leurs ressources sont comptées au centime près au profit du centre qui importe surtout aux politiciens. Ils continuent d’ignorer les besoins et les aspirations des espaces en périphérie, ils se nourrissent de la colère et l’exploitent à des fins politiques.
Le centre de Toronto, à l’image de Paris, n’est pas épargné par la fermeture de lieux culturels alternatifs. Ces dernières années, beaucoup de lieux éphémères et/ou illégaux se sont ouverts, à la limite de ce que l’on peut encore considérer comme le centre-ville. Néanmoins, la banlieue de Toronto reste très nord-américaine – elle a été agencée pour les voitures, les rues sont très larges et ne laissent que peu de place aux gens pour se déplacer à pied, se réunir ou se rencontrer. On peut difficilement concevoir le futur d’une scène culturelle ici, les plans de la ville n’ont pas été pensés pour.
A Toronto, les artistes, les musiciens et les activistes se concentrent de plus en plus à Scarborough, le quartier Est de la ville. Ils essayent de trouver leur propre identité en dehors du centre et ne cherchent pas seulement à se loger à bas coût. Des liens existent encore avec les grandes institutions pour les financements, mais les événements se déroulent principalement là-bas. Par exemple ça fait deux ans qu’une partie des activités proposées dans le cadre de la Nuit Blanche a lieu à Scarborough. Je me demande si c’est la même chose ici. Si la scène alternative parisienne entretient elle aussi des liens restreints avec le centre.
Quelle est ta définition des “non-places”. Pourquoi t’es-tu intéressé à eux ?
J’ai pris la définition des non-lieux de Marc Augé comme un point de départ. Ce sont ces lieux qui sont “interchangeables”, les centres commerciaux, les autoroutes, les aéroports, les banlieues pavillonnaires en sont les exemples les plus marquants. Mais pour moi les non-lieux relèvent d’un mythe. Je comprends la critique de l’économie moderne mais nous ne sommes pas impuissants face à ces espaces. Congédier un lieu parce qu’il est “interchangeable”, ça me paraît dangereux. Ça reviendrait à nier l’unicité du lieu, sa singularité, sa géographie, ce qui complique l’appropriation et l’identification par ceux qui le traversent ou le vivent. Je préfère m’atteler à la destruction du mythe des non-lieux en les habitant et en exploitant leurs qualités singulières. A Toronto comme dans de nombreuses villes nord-américaines, les gens passent beaucoup de temps dans les centres commerciaux pour socialiser, retrouver leurs amis ou exhiber leur dernière tenue. Pourtant on les appelle des non-lieux, ça me semble contre-intuitif. C’est la même chose pour les autoroutes. Toronto possède les autoroutes les plus fréquentées d’Amérique du nord, les gens passent une bonne partie de leur vie coincés dans le trafic. Si on nie l’identité d’un lieu, son avenir ne peut jamais être satisfaisant.
Tu es géographe, quelle est ton approche artistique quand tu dessines une carte, prépares des visites thématiques ou rédiges un ouvrage ?
La cartographie a une longue histoire en rapport avec la domination. Historiquement, on accordait aux cartes un pouvoir supérieur, elles faisaient figure d’autorité et détenaient la vérité. Face à cette supposée suprématie, je ne voulais pas que mes cartes apportent des réponses, mais plutôt qu’elles soulèvent des questions. L’art et la géographie tels que je les conçois, invitent à reconsidérer les lieux plus en profondeur. Dans mon approche, la parole et l’écoute sont deux principes fondamentaux. Le lieu est caractérisé par ceux qui l’habitent et leurs histoires sont très importantes. Lorsque je synthétise les éléments pour réaliser une carte, élaborer une visite ou rédiger un livre, je ne me positionne pas en tant qu’expert mais plutôt comme un passionné qui partage les récits multiples des lieux que nous occupons.
Parmi tes inspirations, on retrouve la méthode de la dérive issue de l’internationale situationniste. La Dérive originelle de Guy Debord était teintée de marxisme, souhaites-tu conserver un prisme politique ?
La Dérive de Guy Debord visait à transcender et briser le schéma capitaliste dormir-travailler-consommer et ainsi habiter différemment le monde. Je reconnais que la Dérive est un privilège qui n’est pas accessible à tous. Plutôt que de transcender le circuit capitaliste, mon travail invite les gens à sonder leurs habitudes, leurs rituels, leurs propres circuits pour y trouver du sens, une histoire et même des connexions avec la Terre. Dans ces espaces considérés comme des non-lieux, mon travail reste politique. A mon avis, pour construire une société plus équitable, plus respectueuse de l’environnement, nous devons nous focaliser sur les lieux présents.
Quels sont tes projets après cette cartographie de la banlieue parisienne ?
Je vais poursuivre mon escapade en dehors de Toronto. J’irai prochainement en Turquie et probablement chez des amis à Taïwan pour étudier la banlieue dans un contexte non-occidental. Ensuite il sera peut-être temps de me mettre au travail, synthétiser les récits collectés de part et d’autre de l’Atlantique et commencer à écrire.