Un art écologique ? 3/5
Publié le 08.07.20 — Par Arnaud Idelon
La création contemporaine en lien avec les futurs écologiques a quitté ces dernières années les marges subversives de l’artivisme pour prendre d’assaut les cimaises d’institutions de renom. Signe que les temps changent ? Troisième article.
Des lignes de forces mais des formes éclatées
Les modes d’action sont hétérogènes et les formes mobilisées hétéroclites. Aussi Maud Le Floch’ en appelle-t-elle à porter le regard sur les forces à l’oeuvre, et qui traverse un certain nombre de courants esthétiques et traditions attachées à un médium en particulier, plutôt que les formes. C’est le même constat que dresse Isabelle de Maison Rouge, initiant un inventaire à la Prévert destiné à illustrer la grande diversité des pratiques de cet art écologique. “Certaines formes nous donnent à voir notre environnement sous un angle esthétique et poétique qui nous fait revisiter notre rapport à lui. D’autres approches symbolisent l’espoir d’une création artistique respectueuse de l’environnement, associée à une construction durable. D’autres encore sont plus accusatrices donnent de notre monde une vision alarmiste ou en tout cas assez désespérante et nous mettent face à notre responsabilité. Certaines pièces se voulant résolument écologiques ne sont pas séduisantes mais agissent plutôt dans la dénonciation. D’autres interventions artistiques revêtent l’aspect d’un engagement plus politique et ouvrent généralement à un art participatif où le public n’est plus simplement spectateur mais acteur, l’invitant à planter des arbres ou réparer des fonds sous marins. Certains encore utilisent l’humour, l’ironie ou le détournement pour parler avec un peu de légèreté de sujets graves. Mais tous par leurs pratiques nous interrogent sur notre relation au monde et soulèvent des questions qui ne laissent pas indifférents sur ces thèmes.” Paul Ardenne tente malgré tout dans son ouvrage Un Art Écologique d’ordonner quelques grandes tendances de cette création qui émerge en discernent les artistes opérant, dans la lignée du Land Art, dans l’espace naturel, les artistes documentant “un état de crise systémique”, le courant de l’art contextuel “faisant son bien et sa matière de la dénonciation des anomalies entre territoire de vie et activité humaine” et enfin les artistes “mus par le souci du care, du soin à apporter aux relations avec autrui et à l’environnement”. Pour Lauranne Germond, il y a donc bien mouvement, un changement de paradigme dans une création en phase avec les enjeux sociétaux et leurs mutations rapides : “L’idée n’est pas d’enfermer les pratiques dans des cases, en revanche je pense qu’il existe réellement aujourd’hui un mouvement qui est très libre, multiforme mais en revanche c’est une véritable ligne de force dans la création contemporaine. Il y a un passage assez marqué à un nouvel âge de la création qui est en phase avec les enjeux sociétaux actuels, et qui remodèlent ainsi les pratiques.” Pour les plasticiens Ouazzani Carrier, si ces forces sont palpables, il importe d’emmagasiner du recul critique par rapport à ces pratiques diverses pour y discerner des tendances, motifs et figures suffisamment sédimentées pour constituer un mouvement : “C’est très difficile de savoir si un mouvement d’artistes sur le sujet émerge car pour ça il faudrait porter un regard d’historien sur le présent.”
Des plasticiens “plastiques”
Et rien de plus périlleux que de vouloir figer une certaine création par l’identification de permanences formelles ou thématiques dès lors que ni les causes de l’intérêt personnel des artistes (en marge de l’exposition “Depictions of Living” qui a lieu à Londres au Art Pavilion fin janvier 2020, les curateurs Samuel Ivan Roberts and Roshanak (Roshi) Khakban interrogent les artistes sur les raisons de ce qu’ils présentent comme un “engagement” sur le compte Instagram associé), ni les thématiques (énergie, biodiversité, collapsologie,déchets…) ni les manières de les traiter ne convergent. Encore moins les médiums mobilisés et les formes qui en découlent. Quel dénominateur commun entre The Ministry Of Plastic de Sam Hopkins qui nous immerge dans un futur d’où l’usage du plastique aurait disparu, les totems plastiques d’Esteban Ricard le retour à la nature de Zheng Bo ou Eloïse Van Der Heyden, le réchauffement climatique avec Douglas Mandry, les déchets nucléaires avec Stéphan Perraud et Aram Kebabdjian, le biomimétisme avec Jérémy Gobé ou Marlène Huissoud, ou le devenir faune d’Aline Penitot avec ses concerts pour baleines ou les fameuses interventions d’Olivier Darné et sa banque du miel, l’intégration de l’organique au sein des oeuvres avec Taylor Smith, Tiphaine Calmette, Trapier Duporté, ou encore Marlène Huissoud, l’érosion et la transformation de la matière avec Nelson Pernisco ou Bianca Bondi, des projets participatifs qui engagent le visiteur dans un processus au long cours comme le projet Appel D’Air de Thierry Boutonnier, l’éloge de la biodiversité de Marie Lukasiewicz et Elsa Guillaume, la vanité de la volonté humaine de contrôle des éléments avec Julia Gault, le devenir minéral du monde avec Vincent Voillat ou la résistance de la flore dans les interstices urbains avec Ouazzani Carrier ? Aucun caractère homogène entre ces oeuvres, du moins dans les formes, d’autant plus que ces plasticiens, à l’image de Tomas Saraceno dont la production empreinte des formes multiples et transmédias, sont selon la formule de Joan Pronnier de COAL, des artistes plastiques au sens où la forme, induite par le processus de création, est ductile, versatile, mutante. Confronté aux mutations rapides du monde, l’artiste adapte sa palette de moyens et médias pour poursuivre une oeuvre conçue comme recherche-action. “Cela induit de nouvelles formes, des recherches sur des formes, notamment immatérielles. Les formes qui résultent de ces processus créatifs ne sont plus forcément des oeuvres au sens propre du terme mais des marquages, des tatouages, des RDV, des rituels, des démarches, des balises et des repères” décèle ainsi Maud Le Floch’.
Des forces à l’oeuvre
Dans ce fourmillement des formes, certains théoriciens tentent d’inventorier et cartographier les forces à l’oeuvre dans cet art écologique comme le philosophe en esthétique Guillaume Logé qui discerne trois changements de paradigme dans la création. D’une part, le glissement d’une logique de domination (des artistes entre eux, de l’artiste à la nature) à une logique collaborative. “L’homme n’ambitionne plus de devenir maître et possesseur de la nature, mais stratège et diplomate” écrit-il, suggérant l’inversion du paradigme cartésien fondateur de notre modernité. De l’autre, l’objectif, et donc le processus qui tend à son accomplissement, prend le pas dans la création sur l’exclusive génération de formes : “le finalisme supplante le formalisme”. Enfin, la volonté de l’artiste de créer avec – et non contre – les forces du réel, avec un effort constant d’adaptation et d’attention aux choses. Maud Le Floch’ complète cette analyse en listant à son tour des manières de faire qui ont plutôt valeur de postures et de méthodes que d’appropriation thématique des futurs écologiques. Parmi celles-ci, elle dénombre un art devenu bottom up caractérisé par “une capacité à faire le canard dans des enjeux de territoire pour remonter, les trier, les lier, les agréger et faire récit”, une posture systémique qui induit “d’aller repérer, explorer détecter des éléments qui vont servir un propos lui même mis à mal par sa confrontation au contexte, dans une processus itératif de négociation constante avec le vivant et ses contraintes”. Enfin, une “approche tout terrain” faite de “tricks, du contournement, du détournement”, un “art de la ruse” en somme.